Il y a dix ans, le 24 mai 2014, j'avais rendez-vous dans un grand studio lumineux du Vieux Montréal avec le photographe Marc Montplaisir.
J'ai poussé la porte du studio sans trop savoir à quoi m'attendre, le visage presque nu, les cheveux tressés comme d'habitude à la va-vite. J'ai déballé mes affaires sur une grande table (brosse à cheveux, poudrier, baume à lèvres, pochette à bijoux, robes et escarpins) pendant que Marc taillait les plaques de verre en m'expliquant sommairement en quoi consiste le collodion humide sur verre, un procédé photographique très populaire dans les années 1870-1880. J'ai enfilé une robe en lin marine, j'ai défait mes cheveux puis j'ai suivi le guide.
Marc ne revendique aucune nostalgie dans son travail au collodion humide [En fait, Perrine, j'ai une approche esthétique moderne avec le procédé, qui comporte bien sûr en lui-même une dimension nostalgique. Et c'est ce mélange des genres que j'aime.], mais moi je suis une nostalgique endurcie, fascinée depuis l'adolescence par l'époque victorienne, l'époque édouardienne et la Belle Époque. De toute façon, entre Marc et le sujet à saisir, il y a une lentille Darlot datant de la fin du XIXe siècle...
Dans cet art de la photographie presque perdu, les temps de pose peuvent varier selon la luminosité, mais en comparaison avec l'instantanéité des photos que chacun peut prendre aujourd'hui avec son téléphone, ils sont longs. Pendant le compte à rebours, que Marc lance toujours à voix haute, j'entrais lentement en moi et dans un état hypnotique dont j'ai rarement fait l'expérience avec autant de puissance que lors de cette séance photo qui s'est déroulée, je tiens à le préciser, dans le plus grand respect. J'ai eu l'impression que Marc et moi, on abolissait le temps. On soulevait un coin du lourd rideau de velours poussiéreux tendu entre jadis et maintenant, entre eux et nous, pour avoir accès à ce monde d'avant, forcément imparfait, sur lequel je projette des rêves de livres depuis des années. Qui sommes-nous et qui étaient-ils ? La réponse appartient à la fiction.
Je n'étais pas certaine de vouloir montrer le dernier ambrotype numérisé de la série. Mes proches savent que je suis assez pudique, mais j'ai finalement choisi de le faire parce qu'il y a quelque chose d'étrangement futuriste dans cette image, comme une synthèse ; c'est moi, et en même temps ce n'est plus moi : j'ai été transformée en personnage de fiction par le procédé photographique.
Chaque ambrotype est le fruit de cette rencontre magique entre la chimie et le hasard, entre un maître de son art et un sujet, entre l'observateur.ice et l'observé.e. L'image apparaît en positif lorsque la plaque de verre est posée sur un fond noir. On découvre alors un trésor : des taches, des cheveux fantômes, une ombre sur la peau qui n'était pas là au moment de la prise de vue, une texture, un coin mangé par la chimie, un spectre ou une émotion remontés du fond des âges, le portrait sans fard d'une voyageuse du temps.